Une Royale au service du rail

Ettore Bugatti n’en est pas à son coup d’essais et d’un coup de crayon, il donne sa patte et un cachet incomparable à des automobiles sportives, puissantes et incroyablement remarquables pour leur époque alors que l’Europe d’alors commence à trembler. Mobilisé par l’État français lors de la Première Guerre Mondiale, il dessinera seul deux moteurs destinés à l’aviation dont un de 16 cylindres (composé de deux 8 cylindres parallèles et suffisamment espacés pour faire figurer un canon de 37 mm au milieu) dont la licence sera achetée par les gouvernements américains et une industrie française. Les premiers entamèrent la production du moteur en 1917 et, alors que l’armistice fut signée, quarante exemplaires furent construits, et pourtant aucun ne verra un avion ! Du côté français, la licence arriva entre les mains de constructeur automobile Peugeot qui a déjà travaillé en collaboration avec Bugatti par le passé puisqu’ayant commercialisé à près de trois mille cent exemplaires la Bébé Peugeot.

Bugatti n’oublie pas pour autant l’automobile et dessinera de nombreux modèles dont l’emblématique Type 35, construite à partir de 1924 à 38 exemplaires, développant quelques 140 chevaux grâce à son moteur de 8 cylindres jugé pourtant peu performant, mais ne l’empêchant pas d’être victorieuses de plus de deux mille courses, se distinguant par sa maniabilité, sa remarquable tenue de route et une direction précise. On notera la finesse de la voiture et des instruments de bord, mais aussi les placages intérieurs en aluminium bouchonné (gardez-le en mémoire) !

Une voiture pour les rois, qu’aucun d’entre eux n’a conduit…

Le rêve de la voiture de tous les superlatifs, la voiture iconique, ou tout simplement « La » voiture reste dans l’esprit d’Ettore. C’est alors que naîtra la Type 41, aussi appelée Bugatti Royale. 

Bugatti Type 41 Royale – Collection Schlumpf

Emblématique ? Elle l’est, puisqu’elle s’inspire directement de l’aviation (tiens donc) et d’un certain moteur démesuré à 16 cylindres développant plus de 400 chevaux. Après quelques adaptations, elle sera finalement dotée de deux moteurs de 8 cylindres de 300ch permettant la traction des trois tonnes de l’automobile la plus chère du monde, longue de près de six mètres et dont la production est lancée pour 25 exemplaires. La Type 41 est affichée à un prix équivalent aujourd’hui à près d’un demi-million d’euros, pas cher pour une Bugatti me direz-vous alors que la Chiron place la barre entre deux et trois millions, mais elle débarque sur un marché alors que la crise économique guette. Le premier modèle sort d’usine en 1926 : trois voitures seront vendus, une appartient alors à Ettore Bugatti, les deux autres resteront à l’usine. Il n’y en aura que 6 de produites. Une septième sera reconstituée grâce à des pièces détachées. La Royale quitte la ligne de production et tire sa révérence en 1933 plongeant les comptes de la firme dans des jours sombres alors que d’autres modèles restent à l’étude et en cours de production.

se relever avec en-train

Il faut alors chercher à la diversification des activités afin de re-dynamiser les comptes de l’entreprise familiale et, à l’image de Michelin ou Renault, Bugatti se tourne vers le marché ferroviaire. Et sans aucune surprise, lorsqu’Ettore Bugatti disait « Si c’est comparable, ce n’est pas une Bugatti », ce qui fera rebondir l’entreprise n’est alors pas comparable !

Le stock des moteurs de Royale s’accumulant, ces derniers seront modifiés et bridés à une cylindrée de 200 chevaux et équiperont les premiers Autorails Bugatti ! Ils sortent d’usine dès 1933 et alors qu’on aurait pensé que le réseau d’Alsace-Lorraine en commanderait en masse, ils intéressent d’abord le réseau de l’État. Pas étonnant dans la mesure où Raoul Dautry est à la direction de cette même Compagnie et qu’il a rencontré récemment un certain Ettore Bugatti. La Compagnie du Paris-Lyon-Méditerrannée s’y intéresse aussi avant que l’Alsace-Lorraine ne passe commande. Notre étude sera axée sur les commandes passées par cette dernière Compagnie : 6 exemplaires – coïncidence avec le nombre de « Royale » ?

L’usine n’étant alors pas reliée au réseau ferré, les deux premiers exemplaires seront acheminés par une voie démontée au fur et à mesure de l’avancée de l’autorail, poussé à la force des bras des ouvriers de l’usine dont les effectifs ont été réduits de moitié, ces derniers fluctuant en fonction du cahier de commandes. L’idée d’une livraison par la route a été étudiée, mais rapidement abandonnée. Il faudra attendre la livraison du troisième exemplaire en 1934 pour voir l’inauguration du raccordement de l’usine à la gare distante seulement de deux kilomètres.

Arrivée du premier Autorail Bugatti en gare de Molsheim

le WR 800 CH

Des usines de Molsheim, mais surtout de l’imagination débordante d’Ettore Bugatti, naît le Wagon-Rapide 800 chevaux, dessiné en quelques mois seulement, dont le nom définitif « Présidentiel » provient d’un voyage officiel avec Albert Lebrun, le chef d’état de l’époque, survenu le 30 juillet 1933 entre Paris et Cherbourg.

On retrouve certaines caractéristiques mis en avant sur une brochure officielle où Bugatti vante les mérites et innovations des autorails que la firme tient à entretenir elle-même !

On y lit notamment ces informations : 

  • Les moteurs sont toujours utilisés en dessous de leurs possibilités.
  • Le bogie à quatre essieux sont reliés par groupes de deux au cadre de bogie par des ressorts à lames. Ces derniers sont jugés « indéraillables ».
  • Les roues sont à bandages métalliques, elles sont en trois parties, entre lesquelles sont disposés des caoutchoucs afin d’absorber les chocs et vibrations.
  • Du point de vue freinage, chaque roue est munie d’un tambour de grand diamètre et de mâchoires de frein intérieures. Au vu du nombre de roues, la surface de freinage se trouve extrêmement grande.
Autorails en cours de montage dans l’usine de Molsheim

Du côté des innovations, l’autorail est doté de quatre moteurs disposés au centre du véhicule, dans un compartiment permettant l’accès au poste de conduite qui se trouve surélevé. Le conducteur appréhende la conduite de cet engin depuis une vigie d’où il observe la signalisation le long des voies. La situation centrale du poste de conduite et des éléments de traction permet de garantir aux voyageurs une clarté à l’intérieur de l’habitable, mais aussi une vue dégagée sur l’avant et l’arrière de l’autorail. Le savoir faire de Bugatti où la coutume est de créer des automobiles sportives aux courbes travaillées, s’insérant parfaitement dans l’air, l’aérodynamisme du Présidentiel a naturellement été étudié avec attention et poussé au point que les tampons ont été pourvus de disques démontables afin de réduire la résistance à l’avancement. Certains modèles ont même été imaginés, construits puis livrés sans tampons !

En fonction des Compagnies, les autorails vont revêtir une livrée (couleur) différente en gardant néanmoins la même disposition : une couleur claire (gris clair, beige ou crème) sur la moitié supérieure de l’élément, alors que la moitié inférieure revêtira un rouge-bordeaux (État), du bleu clair (PLM), le célèbre vert-wagon (AL) ou un rouge plus soutenu (SNCF).

La Compagnie des Chemins de fer d’Alsace-Lorraine n’a pas commandé d’autorails Présidentiels, mais ses terres ont contribué en grande partie aux essais et à l’homologation de ces matériels puisque des parcours d’endurance ont été réalisé entre Molsehim, Strasbourg et Nouvel-Avricourt, au-delà de Sarrebourg. Les essais officiels se sont déroulés sur la ligne désaffectée de Paris à Chartres par Gallardon, que la Compagnie de l’État se garde à ces fins, et démontreront les capacités des autorails, dépassant très largement la vitesse autorisée sur la ligne (on est bien loin des +10% pour l’homologation des lignes du réseau national jusqu’en 2016).

Les premiers Présidentiels commandés par la Compagnie de l’État sont affectés sur la région actuelle de Paris-St-Lazare, au dépôt de Bois-Colombes avant d’être affectés sur des rotation entre Paris et Deauville, puis jusque Dives-Cabourg en période estivale. Ils effectueront des liaisons entre Paris et Le-Havre, puis Dieppe notamment. Ils seront ensuite mutés à Batignolles-Remblai, toujours sur le même périmètre d’action.

Toute victoire à un prix

Une prime de vitesse a été négociée entre le constructeur et la Compagnie de l’État prévoyant le paiement de 6000 francs de l’époque pour tout kilomètre parcouru à une vitesse supérieure à 140km/h lors d’une campagne d’essais. Bugatti est assuré d’atteindre cette vitesse grâce à la puissance des moteurs, et pousse jusqu’à une vitesse de 185 km/h sur une distance de 6km dans la région du Mans. La vitesse et la distance impressionnante (mais surtout la somme 36,000 Fr) ont poussé le chef Traction de la Compagnie a retenir cette vitesse comme étant officielle quant au paiement de ladite prime. Il était alors acté que les essais ultérieurs ne devaient plus entrer dans cette course.

Pour faire face aux flux de voyageurs dans un souci d’économies, cinq éléments neufs seront construits sans motorisation, constituant alors des remorques pouvant être attelées aux autorails de type Présidentiel commandés par les Chemins de fer de l’État.

On remet le couvert ?

Bugatti Type 57

Alors que Bugatti continue ses recherches et la production d’automobiles avec notamment la Type 57 présenté au Salon de Paris en 1933, un autre modèle ferroviaire fait rapidement son apparition, il s’agit du Wagon-Rapide « Double », doté de deux moteurs et développant 400 chevaux avec une vigie surélevée d’une vingtaine de centimètres – il faut pouvoir observer convenablement la voie. Ils débutent leur carrière sur Paris – Clermont-Ferrand avant d’être sur un roulement Paris – Lyon puis de rejoindre Batignolles-Remblai à la veille de la Seconde Guerre Mondiale, et tenir compagnie aux « Présidentiel ». Dès 1944 et ils réaliseront des liaisons Paris – Bruxelles via Hirson et Lille jusqu’à la fin de la guerre. Ils seront dès lors affectés au dépôt de … Strasbourg ! Un retour sur leurs terres de coeur alors qu’aucun Autorail Bugatti n’appartient encore à la Compagnie d’Alsace-Lorraine. Ils vont alors se substituer au matériel réalisant les Rapides 2 et 3 entre Paris-Est et Strasbourg en 5h47 jusqu’à l’été 1948 ou ils seront utilisés temporairement sur Nancy – St-Dié – Colmar avant de réintégrer le roulement sur la Ligne 1. Ils seront remplacés en mai 1949 par des rames Michelin. S’en suivra une affectation au dépôt de Noisy-le-Sec où ils remplaceront pendant un an le matériel des trains 40, 41, 42 et 47 sur Paris – Bâle via Ligne 4. La poursuite de leur carrière se fera sur les terres du Nord.

Trois pour le prix d’un : LES WL

Après le « Wagon-Rapide », place au « Wagon-Léger » qui sera présenté en version Court, Allongé et Surallongé. Et c’est en se dotant du premier modèle que les chemins de fer d’Alsace-Lorraine entreront – enfin – dans l’aventure.

Commandés en décembre 1933, ils seront livrés à peine un an et demi plus tard et réaliseront un record de vitesse : les terres du Grand-Est ne seraient-elles pas les plus propices à ce genre d’exploits finalement, 72 ans avant le record du monde de vitesse actuel réalisé sur la LGV Est-Européenne ? Le trajet entre Paris et Strasbourg, soient 504 kilomètres est alors réalisé en seulement 3h30, et les quelques 150km séparant Nancy de Strasbourg sont avalés en 1h01 ! Impressionnant quand on pense que la liaison entre la capitale Alsacienne et Nancy est réalisée en 1h04 aujourd’hui en empruntant la LGV-Est via le raccordement de Réding !

Les troisième et quatrième éléménts Court produits seront affectés à Strasbourg en 1935 avant d’être rapidement réorientés vers le dépôt de Metz deux ans plus tard puis de connaître rapidement une période de sommeil jusqu’à la fin du second conflit mondial. Ils seront ensuite utilisés sur Strasbourg – Lyon et sur Bâle – Strasbourg – Luxembourg via Metz et Thionville.

Notons que treize éléments Courts appartenant à l’État (5), au PLM (6) et aux chemins de fer d’Alsace-Lorraine (2) seront modifiés pour rejoindre le parc des remorques.

En 1952, le dépôt Strasbourgeois dispose de 7 Allongés d’une capacité de 52 voyageurs en seconde classe et 10 Surallongés de 92 (voire 96) voyageurs sont 60 en seconde classe !

Un triptyque à 800ch

Dernier né des usines Bugatti, l’autorail « Triple », logiquement composé de trois véhicules dont seul l’élément central est moteur, pouvant acceuillir douze voyageurs en seconde classe alors que les deux remorques d’extrémité peuvent se répartir 119 passagers dont 35 en première classe (23 en composition salle et 12 dans deux compartiments séparés de 6 sièges), soit un total de 131 places disponibles. Ils sont dotés d’une puissance de 800 chevaux, comme les modèles Présidentiel ou Double, alors que le poste de conduite a été une fois de plus surélevé. Trois autorails Triple rejoindront les deux Court et le seul Surallongé des effectifs d’Alsace-Lorraine dès 1938 afin de réaliser des relations Paris – Strasbourg à grande vitesse dont les rapides 28 et 35, avant qu’une des rotations ne soit limité à Nancy faute d’une fréquentation suffisante. 

Ce dernier modèle offrait également un service de restauration à la place opéré par la Compagnie Internationale des Wagons-Lits grâce à la présence d’un local et d’un office leur étant dédié. Leur carrière s’abrégea alors que les conflits faisaient rage en Europe, faute de carburant ou rapatriés sur le territoire germanique. Certains éléments ont été localisés après-guerre au plein coeur de l’Allemagne.

Quand l’âme s’éteint

Ettore Bugatti s’éteint à 66 ans en juillet 1947 après avoir fait produire un ultime modèle dessiné pourtant en 1943, dont il ne verra pas la présentation deux mois plus tard au Salon de Paris. La Type 73 est produite à un seul exemplaire. Deux reconstructions seront effectuées par la suite grâce à des pièces détachées. Le succès n’est pas au rendez-vous après la disparition d’Ettore, son fils Roland ne parvenant pas à redonner une stabilité financière à la firme, cette dernière tente de survivre avec la Type 251, première Formule 1 et dernière voiture de course dont deux exemplaires sont sortis d’usine. Une évolution de ce modèle, devenant la Type 252 restera un prototype unique préservé par le musée de l’Automobile à Mulhouse.

Forte d’un millier de brevets, de huit mille véhicules automobiles construits, de près de dix-mille courses victorieuses et près d’une quarantaine de records, l’ère Bugatti s’éteint.

Une reconversion supplémentaire attend la marque Bugatti après sa vente à Hispano-Suiza. Le site de Molsheim, dont l’usine, détruite par les Allemands lors de la Seconde Guerre Mondiale a été reconstruite, se spécialise alors dans le domaine de l’aéronautique délaissant, après cinquante années de travail, son secteur de prédilection.

Et s’il ne devait en rester qu’un ?

La carrière des autorails Bugatti aura été de courte durée puisque les derniers éléments seront progressivement retirés du service commercial à partir de 1945 pour les éléments n’ayant pas survécu à la guerre, puis dès 1946 pour les premiers Triple retrouvés en Allemagne (ZZB 201 et ZZB 202) pour finir en 1958 avec les quatre derniers « Surallongés » à l’effectif du dépôt de Nice (ZZB 4005, ZZB 4006, ZZB 4009 et ZZB 4014).

Retiré du service voyageurs en 1953 et affecté à tous types d’essais internes jusqu’en 1969, le Présidentiel XB 1008 est le seul survivant des 107 éléments sortis des ateliers Bugatti. Ce dernier a été restauré afin d’intégrer la collection Mulhousienne de la Cité du Train le 15 septembre 1981, comme un clin d’oeil au centenaire de la naissance d’Ettore Bugatti, père fondateur de la marque.

Renaître de ses cendres

La marque Bugatti sera rachetée par un entrepreneur Italien en 1987, s’entourant d’ingénieurs issus de Lamborghini et verra naître en quatre ans plus tard l’EB 110 depuis une usine à proximité de Modène. Le nom de la nouvelle Bugatti n’est autre qu’une référence au 110è anniversaire de la naissance du fondateur de la marque. Produite à 139 exemplaires dont 13 resteront à l’état de prototypes, la production de l’EB 110 s’arrête en 1995 après deux déclinaisons. La société disparaît, l’usine est désertée.

Les droits sont rachetés en 1998 par un groupe automobile dont le président n’est autre qu’un descendant de la famille Porsche, Ferdinand Piëch : Volkswagen. Des modèles dérivés de l’EB 110 tels que les EB 118 et 218 se cantonneront au stade du prototype avant que ne voit le jour en 2005 le modèle emblématique de la renaissance de la marque : la Veyron, produite à 450 exemplaires.

Un détail brillant

On évoquait la marque de fabrique des placages en aluminium bouchonné sur, notamment, la Type 35 ! On retrouve également cette techniques sur les pales des hélices du système de refroidissement du moteur de l’Autorail Bugatti, sur la Veyron, produite à partir de 2005, et encore à l’heure actuelle sur la Bugatti Baby II dont le prototype a été présenté à Genève en 2019 – qui veut un jouet pour enfants à 30,000€ ?

Affiche présentant la gamme des Autorails Bugatti